Réalisé en 1996 par Lucile Hadzihalilovic.
Avec Denise Aron-Schropfer, Sandra Sammartino, Michel Trillot...
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« Jusqu’où
est-on innocent dans le regard ? » C’est, selon Christophe Gans, la
question que pose le cinéma de Lucile Hadzihalilovic, une question qui se pose
forcément à la vision de son moyen métrage LA BOUCHE DE JEAN PIERRE, appuyée
par les nombreux témoignages des acteurs, techniciens et proches de la
réalisatrice. A quel moment quitte-t-on le statut de spectateur pour celui de
témoin complaisant d’une tragédie bien ordinaire ? Pour la compagne de
Gaspard Noé, il n’y a pas de frontière. Devant la caméra de la réalisatrice
d’INNOCENCE, les ficelles du conte de fée sont au service du réalisme social le
plus sordide, le territoire cinématographique est le théâtre d’un merveilleux
aussi perturbant qu’il s’insinue dans la banalité dépressive d’un HLM.
Après la
tentative de suicide de sa mère, Mimi s’en va vivre quelques temps chez sa
tante Solange. La fillette a bien du mal à trouver sa place dans le minuscule
appartement qu’elle partage non seulement avec Solange mais avec le compagnon
de cette dernière, Jean Pierre, dont l’attitude est de plus en plus étrange.
L’orpheline, recueillie par des clones de Thénardier, serait à la merci d’un
ogre qui n’a rien d’une figure fantastique, d’un grand méchant loup urbain, les
quelques lignes du Petit Chaperon Rouge que lit Mimi clignotent alors presque
comme un sinistre avertissement. L’aspect réalisme social de l’ensemble renvoie
à ce que mettait en lumière avec défiance et humilité Maurice Pialat dans
L’ENFANCE NUE, une image crue dont la beauté, sévère comme savent l’être les
regards d’enfants, hante l’inconscient autant que le plus sauvage des crimes
qu’auraient mis en scène Lucio Fulci ou Dario Argento.
Si on pense
fatalement à la pédophilie, restreindre la portée de LA BOUCHE DE JEAN PIERRE à
cette seule thématique et à son traitement aussi subtil que dérangeant serait
faire fi de toute la virtuosité des cadrages et de la mise en scène qui rendent
aussi angoissant un récit aussi simple. S’ingénier à définir ce que jamais
n’actualise le film le ferait passer pour un essai filmique inaccessible tant
l’aspect sensualiste prédomine sur l’aspect narratif comme c’est le cas dans
AMER de Bruno Forzani et Hélène Cattet, qui n’est autre qu’un rejeton
grammatical de LA BOUCHE DE JEAN PIERRE qui met un peu plus en avant ses
influences giallesques.
Car la
grammaire de Lucile Hadzihalilovic n’a rien de littéraire, elle est toute
entière cinématographique et n’importe quel cadrage, n’importe quel plan, avec
sa chorégraphie minimale, son éclairage et ses couleurs (un jaune et un vert en
constant affrontement, peut-être échappés de la palette de Mario Bava), en dit
bien plus que toutes les répliques réunies. Le spectateur devient tout aussi
bien le témoin impuissant des assauts de Jean Pierre sur Mimi qui se réfugie
dans la contemplation de ses poupées alors qu’il tente de lui arracher un
baiser que Mimi elle-même lorsque par l’entrebâillement d’une porte elle
observe Solange et Jean Pierre en train de faire l’amour. Cette identification
au regardant métamorphose la scène de façon plus extraordinaire que n’importe
quel artifice. Sous les yeux de Mimi, les ébats du couple deviennent une lutte
douloureuse et malpropre, une illustration de la dévoration de mère-grand.
Lucile
Hadzihalilovic le dit elle-même, le giallo fut une de ses portes d’entrée dans
le cinéma, et son atmosphère se fraye encore et toujours un chemin vers ses
œuvres. LA BOUCHE DE JEAN PIERRE ne vient en rien démentir cette affirmation,
pas plus que ne la viennent contredire ses autres films comme le court-métrage
pornographique et surréaliste GOOD BOYS USE CONDOMS réalisé pour Canal+ dans la
série « A Coups Sûrs ». Pas de morts violentes, de lames
scintillantes ou de gants de cuir noir ici, mais dans l’exploration d’un
appartement à la géographie indiscernable, des couloirs de l’immeuble au papier
peint moutarde et aux néons blafards, dans les mouvements de caméra de Gaspard
Noé et les hors champs improbables, on retrouve cette approche à fleur de peau
qui fut celle d’œuvres solaires ou étouffantes mais toujours sensitives comme
TORSO de Sergio Martino, LE LOCATAIRE de Roman Polanski ou STALKER d’Andreï
Tarkovski. Si cela semble de prime abord très hétéroclite, c’est que la réalisatrice
et ceux de son espèce (menacée peut-être de disparition, mais toujours
généreuse en création) piochent dans le fourre-tout de leurs découvertes
adolescentes et font de leur œuvre un album au caractère presque sentimental.
Mais il n’y a
aucune nostalgie dans la démarche, il n’y a que l’ambition de faire du cinéma,
du vrai cinéma, au sein duquel le sens nait de la cohabitation des images et du
mouvement qui les habite. On dit de certains films marquants, pour affirmer
leur statut, qu’ils sont intemporels, ou pire, qu’ils « vieillissent
bien », compliment éculé que l’on sort une fois de temps en temps dans sa
moustache, en parlant tout aussi bien d’un film que de la femme du voisin. J’aurai
tendance à dire qu’au regard de ses influences et de sa démarche, qui sont
celles de tous les cinéastes intéressants de ces dernières années, LA BOUCHE DE
JEAN PIERRE pousse le vice jusqu’à carrément rajeunir.